Hommage à Monsieur Jean-Philippe Luis
C’est avec une infinie tristesse que nous avons appris le décès de Jean-Philippe Luis, le mardi 27 octobre, au terme d’une lutte courageuse contre la maladie. Professeur d’histoire contemporaine à l’UFR LCSH et au CHEC, Jean-Philippe Luis appartenait à notre communauté universitaire depuis près de 25 ans.
Durant toutes ces années, il a mis au service des étudiants et de l’institution ses très grandes qualités professionnelles et humaines, qui faisaient de lui un enseignant et un collègue unanimement apprécié, respecté, écouté. Son engagement au service du collectif a été constant, intense et marqué par l’ouverture intellectuelle, le dialogue et la capacité à faire des choix, à définir des objectifs rassembleurs et clairs. Directeur de notre Maison des sciences de l’homme (MSH) depuis 2014, il a donné à cette structure fédérative une place essentielle aussi bien sur le site clermontois qu’à l’échelle nationale et internationale. Son décès constitue une perte immense pour sa famille, ses proches, ses amis et ses collègues, auxquels nous adressons toute notre sympathie.
Mathias BERNARD
Président de l'Université Clermont Auvergne
C’était hier, et il y a pourtant plus de trente ans. Nous débutions notre métier dans l’enseignement secondaire et écoutions, sceptiques et impertinents, les conseils pédagogiques distillés par les formateurs académiques – ainsi d’une journée passée à apprendre la manipulation d’un rétroprojecteur... un investissement d’avenir. Les moments amicaux, les lectures, la musique ou le cinéma partagés, l’éphémère journal syndical destiné aux jeunes collègues en situation instable, s’égrenaient sans rêver d’un ailleurs universitaire. Il arriva pour l’un comme pour l’autre avec notre entrée successive au sein de l’Université Blaise-Pascal, où se construisit notre carrière, sans oublier jamais « le monde d’avant ».
Jean-Philippe avait soutenu à Aix-en-Provence une thèse dirigée par Gérard Chastagnaret sur L’utopie réactionnaire : épuration et modernisation de l’État dans l’Espagne de la fin de l’Ancien Régime (1823-1834). Il gardait un souvenir ému de Madrid et de la Casa de Velázquez dont il avait été l’hôte ; sa fin de vie brutale ne lui a pas permis d’y faire le retour par la grande porte qui lui était promis, consécration de collaborations régulières. Combien d’entre nous ont profité de ses judicieux conseils pour mettre nos pas dans ceux des libéraux espagnols du XIXe siècle en ces lieux historiques que conserve la capitale espagnole ! À défaut, il fit venir leurs ombres jusqu’à Clermont-Ferrand, mues par les meilleurs savants internationaux dans les nombreuses rencontres scientifiques dont il fut l’organisateur. De part et d’autre des Pyrénées, il installa l’échange, l’ouverture, et s’illustra dans d’abondantes publications accueillies par des revues réputées, avant qu’il ne compte lui-même parmi leurs comités scientifiques. Il savait ce que signifiaient historiquement les allers-retours, les exils voulus ou forcés, depuis sa maîtrise sur le clergé français émigré en Espagne pendant la Révolution française, jusqu’à son habilitation consacrée à un riche banquier espagnol un temps installé à Paris (L’ivresse de la fortune. A. M. Aguado, un génie des affaires). Spécialiste reconnu de l’Espagne contemporaine, cet enfant de la Méditerranée – une partie de sa famille s’était construite en Algérie - en déclinait les formes politiques, la prosopographie de ses administrateurs, son espace colonial, et offrait au public le plus large des manuels qui le portaient jusqu’à la Guerre d’Espagne. S’associant à maints collègues, notamment clermontois, entraînant ses étudiants de master et ses doctorants, ou ses postdoctorants hispanophones, il s’interrogeait plus largement sur les formes européennes de la contre-révolution ou de la Restauration, sur la construction de l’État et l’émergence des nations, sur la vie diplomatique et la perception de l’altérité.
Celle-ci fut un fil rouge dans son engagement au service de l’Université Clermont-Auvergne, comme directeur-adjoint du Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » d’abord, directeur de la Maison des Sciences de l’Homme ensuite. Dans l’une et l’autre de ces responsabilités, Jean-Philippe soigna la pluridisciplinarité, ouvert aux historiens de l’art, aux spécialistes des civilisations étrangères, aux géographes, aux littéraires, aux juristes, etc. Quel que soit le travail fourni par ses prédécesseurs à la tête de la MSH, il donna à l’institution un relief et une dimension nouveaux, obtenant des postes, développant les technologies, encourageant à la création de bases de données, à la sitographie, à la filmographie, fondements d’une reconnaissance par le réseau national. Chacun peut témoigner de son énergie, de son dévouement, de sa disponibilité, de son écoute chaque fois qu’il fallait monter un projet, lui qui en avait tant obtenu dans le cadre de l’Agence Nationale de la Recherche, du ministère espagnol de la Recherche, des bourses régionales ou de l’I-Site. Se mettre au service des autres était une manière de rendre à l’Université ce qu’elle nous avait donné de liberté, sans fourvoiement sur les lendemains qui déchantent, sans amour particulier du pouvoir. Si légaliste qu’il fût, Jean-Philippe n’avait aucune illusion sur les bornes, les prétentions et l’irréalisme de notre « si petit monde » moqué par David Lodge ; nous nous en amusions souvent. S’il n’était pas rétif à user de l’autorité lorsqu’il le fallait, il préférait par-dessus tout l’entente, la conciliation, la cordialité.
Sa présence, son sourire et son rire fraternels rendaient paisible un monde professionnel, un monde tout court, dans lequel certains ne font que se croiser sans jamais se connaître, ni même désirer rien savoir sur autrui, dans lequel manquent enfin les projets politiques et sociaux rassembleurs qui purent enthousiasmer notre adolescence. Cette sérénité n’aurait sans doute pas été sans la force d’une cellule familiale construite au long cours avec sa compagne Isabelle, riche de ses talents de journaliste, d’enseignante spécialisée et d’écrivaine pour la jeunesse, sans ses trois garçons Raphaël, Hugo et Cyprien, dont il était si fier et si proche, si heureux des moments partagés, et de l’individualité qu’ils affirment dans leurs choix professionnels. Ils font bon usage de la liberté et perdent une belle personne, forte, pudique et courageuse jusque dans l’accablante adversité des derniers temps. C’est vers eux que vont mes pensées à l’heure de dire au revoir à l’un de mes plus chers amis. Pour plagier Maxime Le Forestier, l’un de ses chanteurs préférés, « Tous mes souvenirs s’enfument / Aux soixante bougies qui s’allument », loin du « café des certitudes » ; il y a vraiment maldonne. C’est fou, tout ce que nous ne serons, ne ferons pas, ou plus.
Philippe BOURDIN
Professeur d’histoire contemporaine (UFR LCSH / CHEC)